De Gaulle et Brazzaville, une mémoire partagée entre la France, le Congo et l’Afrique

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Discours de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères

« si l’on veut comprendre la France Libre, si l’on veut comprendre comment elle a pu asseoir sa légitimité aux yeux des alliés, comment elle a su trouver les ressources humaines et matérielles nécessaires à la poursuite de l’effort de guerre français, il faut comprendre ce qu’a été cette éphémère mais déterminante Afrique française libre. »

« il est, à mes yeux, tout à fait nécessaire et tout à fait urgent de travailler à la construction d’une mémoire partagée »

 

Brazzaville, le 27 octobre 2020

Cérémonie d’ouverture du colloque « De Gaulle et Brazzaville, une mémoire partagée entre la France, le Congo et l’Afrique »

Monsieur le Président Sassou N’Guesso, que je salue avec amitié,

Messieurs les Présidents, Monsieur le Président Déby, Monsieur le Président Touadéra, Monsieur le Président Tshisekedi,

Madame et Messieurs les Premiers Ministres,

Madame la Secrétaire générale, chère Louise,

Monsieur le Président de la Fondation Charles de Gaulle, cher Hervé Gaymard,

Mesdames et Messieurs,

Brazzaville, à mes yeux, mérite une place pleine et entière parmi les lieux de mémoire qui comptent pour la France, Monsieur le Maire, car, s’il est une ville d’Afrique où s’est joué le sort de mon pays, une ville d’Afrique à laquelle nous devons d’avoir pu continuer à écrire notre histoire contre l’adversité, c’est bien celle-ci.

Et je suis très ému de m’y retrouver pour représenter le président Macron, en cette date anniversaire du Manifeste de Brazzaville du général de Gaulle, alors que la France vit en ce moment – vous le savez – de nouvelles épreuves.

Des épreuves qui, bien sûr, sont radicalement différentes, dans leur nature, dans leur ampleur, de celles de l’année 1940, mais des épreuves suffisamment graves pour que ce qui a été entrepris ici, il y a 80 ans, résonne pour les Français d’aujourd’hui comme un appel à redoubler d’énergie, à redoubler de détermination dans la tourmente, un appel à miser à nouveau sur la force des solidarités et de la conquête des libertés.

C’est donc ici, à Brazzaville, que le général de Gaulle et ses premiers compagnons entreprirent, je cite les Mémoires de guerre, d' »arracher la France Libre à l’exil ».

Souvenons-nous, une partie de l’Hexagone subissait l’occupation nazie. Ailleurs, Vichy imposait une loi née de son renoncement et des diktats de l’ennemi, à laquelle n’échappait qu’une infime partie de ce qui constituait alors l’Empire colonial français. En ces heures terribles, la France n’était, à Londres, qu’un refus et une exigence : le refus de la défaite, l’exigence de la liberté. D’où la nécessité impérieuse de lui donner « une base d’action et de souveraineté », comme l’écrit encore le général de Gaulle dans ses Mémoires, à partir de laquelle elle pourrait recouvrer la maîtrise de son destin.

Et, grâce aux ralliements du Cameroun et des pays de l’AEF, c’est au centre de l’Afrique que la France belligérante trouva à s’établir.

Et c’est ici, à Brazzaville, que de Gaulle publia ce Manifeste, considéré comme un texte audacieux et décisif, et qui constituait aussi à la fois un réquisitoire implacable contre l’organisme situé à Vichy et constituait aussi, ce Manifeste, un engagement absolu à continuer le combat jusqu’à la victoire.

C’est ici, à Brazzaville, avec la création d’un nouveau Conseil de défense de l’empire, que la France libre cessa d’être un mouvement pour devenir un gouvernement. C’est ici, à Brazzaville, que fut institué l’Ordre de la Libération.

Et, je veux le rappeler, après Hervé Gaymard, que s’il put y avoir Koufra, Bir Hakeim, Toulon et Strasbourg, c’est parce qu’il y eut, d’abord, Brazzaville !

C’est pourquoi je suis très heureux de voir s’ouvrir ce colloque, grâce à votre initiative, Monsieur le Président Sassou, et grâce au soutien de la Fondation Charles de Gaulle.

Je suis d’autant plus heureux, en vérité, que cette deuxième naissance africaine de la France Libre, après Londres, n’a jusqu’ici pas fait vraiment l’objet de tout l’investissement historique, d’une part, et mémoriel, d’autre part, qu’elle mérite.

La France Libre fut africaine, mais cette histoire a longtemps été curieusement occultée, comme reléguée dans l’ombre des exploits de la résistance intérieure et de la lutte alliée, auxquels de très nombreux travaux ont, bien sûr, été consacrés.

Et je pense que, 80 ans après, il faut remédier à cet oubli historiographique. Je pense qu’il faut le faire pour deux raisons.

D’abord, parce que si l’on veut comprendre la France Libre, si l’on veut comprendre comment elle a pu asseoir sa légitimité aux yeux des alliés, comment elle a su trouver les ressources humaines et matérielles nécessaires à la poursuite de l’effort de guerre français, il faut comprendre ce qu’a été cette éphémère mais déterminante Afrique française libre. C’est la première raison, qui rappelle la dette de la France à l’égard de ce continent. Autant qu’à nos alliés, nous vous devons une part de notre liberté retrouvée ; et qu’il me soit possible, au nom du président Macron, de redire ici notre considération et nos remerciements.

La seconde raison, c’est que les événements survenus ici, à partir de l’été 1940, ont ouvert la voie au mouvement de décolonisation de la décennie suivante, comme le Manifeste du 27 octobre a préparé les importants discours prononcés, également ici, en 1944 et en 1958. Il y a une cohérence.

L’aventure de Brazzaville aura donc, in fine, permis de commencer à résorber 130 années de hiatus entre les idéaux humanistes, qui sont au coeur de la constitution politique de la nation française depuis la Révolution de 1789, et les pratiques parfois discutées du système français de colonisation.

C’est donc une séquence extrêmement intense, mais aussi très complexe, qui s’est ouverte ici, il y a 80 ans, dans la relation entre la France et l’Afrique ; et une séquence essentielle de notre histoire commune.

C’est la raison pour laquelle il est, à mes yeux, tout à fait nécessaire et tout à fait urgent de travailler à la construction d’une mémoire partagée, comme le titre de ce colloque, travailler à cette mémoire partagée et faire en sorte qu’il n’y ait plus cette occultation historiographique. Et si nous ne menons pas de front ces deux tâches, les histoires partielles continueront à faire le lit des histoires partiales, et nous en resterons tous prisonniers.

Et donc, il nous faut agir en ce sens. Cet effort mémoriel demandera du temps, demandera de la patience. Chacun devra y prendre sa part. Les historiens qui devront nous éclairer sur la connaissance scientifique du passé. Les citoyens qui devront s’approprier librement ces enjeux, à partir de ce qu’ils sont, de ce qu’ils vivent aujourd’hui. Car des mémoires qui permettent d’avancer, ce sont des mémoires capables de garantir une relation qui ait du sens entre le passé et le présent. Et puis, aussi, les responsables politiques que nous sommes, et nous devons tout faire pour soutenir les premiers, les historiens, et encourager les seconds, les citoyens, dans le respect de leurs prérogatives et des divers chemins qu’ils ont tracé pour progresser dans ce nouvel itinéraire que je propose.

Les malentendus ne seront sans doute pas évités. De redoutables paradoxes apparaîtront peut-être, il faudra apprendre à les accepter. En effet, comment ne pas rappeler ce que disait Eric Jennings, que nous avons entendu tout à l’heure, que « si la France Libre était bel et bien africaine, force est de constater que cette Afrique-là n’était guère libre elle-même », et que les sujets coloniaux, pour employer la terminologie de l’époque, furent mobilisés comme soldats, ils n’étaient pas tous volontaires. Mais, en même temps, comment ne pas voir aussi que cette ruse de l’Histoire par laquelle la flamme de la Résistance française, allumée à Londres, et portée jusqu’à cette terre par le général de Gaulle, aura aussi, avant les fulgurances de Césaire, contribué à attiser les soleils des indépendances africaines ?

Immense effort, donc, plein de difficultés, plein de pièges, que celui que nous avons à accomplir pour cette histoire partagée !

Mais les dernières décennies de l’histoire européenne, qui ont vu la réunification d’un continent si durement éprouvé par la double tragédie d’une longue guerre civile et d’une brutale scission, m’ont convaincu que, si les mémoires peuvent diviser, elles peuvent aussi et d’abord nous rapprocher, pourvu que l’on se donne pour projet, en veillant à ne pas étouffer leur pluralité, de trouver les voies et moyens de nous les donner en partage.

Ce travail des mémoires que l’Europe a fait pour elle-même, elle doit maintenant le faire avec l’Afrique. Et c’est, de mon point de vue, une des conditions essentielles du nouveau partenariat entre nos deux continents, une des conditions essentielles du projet que le président Macron a appelé de ses voeux, il y a trois ans, dans le discours de Ouagadougou.

Ce nouveau partenariat, un partenariat qui doit ainsi nous permettre de construire un rapport plus apaisé à notre passé ; la restitution des biens culturels et la réinvention de notre coopération patrimoniale le servent ; un partenariat qui doit permettre aussi de valoriser, au présent, la vibrante part d’Afrique que la France porte en elle, notamment grâce aux diasporas qui, par leurs efforts et leurs perspectives d’ouverture qu’elles ont apportées à notre société, ont contribué et contribuent à faire de la France ce qu’elle est, dans toute sa richesse et sa diversité. Et ce sera le thème de notre prochaine rencontre, autour de l’Afrique et de nos sociétés, que le président de la République souhaite organiser, après un report dû à la pandémie, au moment de l’été 2021.

Un partenariat qui construit un accord plus apaisé à notre passé, mais un partenariat plus équilibré, car regarder le passé en face, c’est aussi nous mettre en position de ne plus répéter les erreurs de déséquilibre. Et puis, un partenariat, en définitive, qui nous permet de mieux aller de l’avant, d’agir ensemble face aux grands défis qui sont devant nous, ici et en Europe.

Je pense aux enjeux de santé, je pense aux enjeux climatiques, je pense aux enjeux éducatifs et, évidemment, aux enjeux de sécurité.

Alors, chers amis, je suis venu ici, à Brazzaville, avec une certaine idée de ce que nous pouvons faire ensemble, la France et l’Afrique, à la fois pour construire une mémoire partagée, mais aussi pour affronter nos défis communs, les nôtres, en commun.

Dans un monde marqué par la brutalité, par des tentatives de prédation, par la rivalité des puissances, il nous faut faire bloc ensemble. C’est cela aussi l’esprit du Manifeste de Brazzaville.

Je crois que la meilleure manière de faire bloc, c’est de nous retrouver, une fois encore, autour de ce modèle que des Français et des Africains, après le manifeste du général de Gaulle, ont défendu ensemble depuis Brazzaville, il y a 80 ans, d’une manière qui, hier, nous a permis de reprendre la maîtrise de nos destins respectifs et qui, aujourd’hui, nous permet, si nous le voulons, de décider, en assumant la complexité de cet héritage, de nous donner à nouveau, ensemble, un destin commun. Je vous remercie.