par Louis Belval
Comme l’a très bien décrit le Général Delbos dans son article du 24 juillet 2019, opérationnaliser l’interculturalité requiert de trouver un équilibre entre une approche universitaire, théorique et une approche terrain, opérationnelle, concrète. Comment s’y prendre, pour celui qui s’apprête à plonger dans le grand bain de l’interculturalité en préparant son départ en expatriation, en stage à l’étranger, en volontariat ou en opération extérieure ? La formation est une solution qui a déjà été bien éprouvée. Mais avant de s’initier ainsi à une nouvelle culture et à ses rapports avec la nôtre, il est bon de poser certaines bases fondamentales.
Déterminer le niveau de précision culturelle
Une culture correspond nécessairement à un groupe de personnes qui partagent quelque chose : un territoire, des lois, des mœurs, un mode de vie, un objectif, des croyances, des évidences… La plupart du temps, on considère les cultures sous l’angle national : une nation, une culture. Cette approche est simple à appréhender et valable dans de nombreux cas, mais n’a rien de systématique.
On peut, en effet, considérer des cultures plus « larges » correspondant aux traits que partagent des nations proches sur le plan géographique ou sur le plan historique. On peut part exemple, identifier au niveau continental une culture africaine ou, à un niveau sous-régional, une culture ouest-africaine. Le trait sera bien sûr un peu grossier, mais attention : il ne s’agit pas, ce faisant, de mépriser ou de nier les cultures nationales et leurs particularités respectives, mais seulement de se concentrer sur ce qu’elles ont en commun. Dans certains cas, en effet, ce niveau de précision culturel, imprécis pour le coup, est plus approprié qu’un « ciblage national ».
A l’inverse, on peut aussi s’intéresser à des cultures plus « étroites » que les cultures nationales : une culture régionale ou ethnique, par exemple. Les parisiens, les chtis, les bretons et les marseillais partagent tous la culture française, cela n’empêche pas chacun de ces groupes de cultiver certaines particularités qui les distinguent les uns des autres. En Afrique subsaharienne, on dénombre des dizaines, voir des centaines d’ethnies au sein de chaque nation. Le fait d’être rassemblées sous un même drapeau n’efface pas leurs singularités ancestrales.
Prenons un exemple concret : pour la Force Barkhane, se limiter à une culture nationale serait une approche trop précise sur un théâtre d’opération qui s’étend de la Mauritanie au Tchad. Mais dans certaines situations très localisées, en rester à la culture nationale serait au contraire trop imprécis et il se révèle alors plus judicieux de s’intéresser à celle de l’ethnie dominante sur le terrain.
Accepter et gérer l’imprécision culturelle
Quel que soit le niveau de précision culturel que l’on choisit, il y a toujours une part d’imprécision. On ne peut pas prendre en compte tous les détails d’une culture, ce serait trop d’efforts et surtout, trop d’efforts inutiles. Imaginez une carte sur laquelle vous pourriez observer l’intégralité de la frontière entre la France et l’Espagne et qui puisse tenir entièrement déployée entre vos mains. Il est clair que sur une telle carte, le trait symbolisant la position de la frontière serait beaucoup moins précis que sa réalité physique sur le terrain. Est-ce que cette imprécision rendrait la carte inutile ? Au contraire, une carte est utile à partir du moment où elle vous fournit le bon niveau de précision : ni trop, ni trop peu. Quand on s’intéresse à une culture, il en va de même. L’enjeu consiste donc à identifier les détails qui sont importants à connaître pour se concentrer sur eux, tout en acceptant d’ignorer les autres, non pas par négligence ou mépris, mais par soucis d’efficacité. Par exemple, pour un militaire qui fréquente régulièrement une ethnie particulière dans une zone de combat, connaître ses coutumes et symboles liés aux mariages ou aux naissances est peu utile dans un premier temps, alors que connaitre ceux liés aux deuils peut s’avérer rapidement essentiel.
Ne pas enfermer les gens dans leur culture
Si à une culture correspond toujours un groupe de personnes, à un individu correspond toujours un ensemble de cultures. Un individu qui n’aurait en lui qu’une seule culture, c’est probablement impossible, au moins dans notre monde moderne. Nous appartenons tous au moins à une culture nationale, une culture familiale, une culture urbaine ou rurale et une culture religieuse (qui peut être celle de l’athéisme). A la plupart des adultes, en particulier les militaires, il faut aussi compter une culture de corps de métier.
Cette donnée est très importante à intégrer quand on veut entrer dans l’interculturalité. Car le danger, lorsqu’on commence à connaître une culture, est d’y enfermer ses membres en considérant qu’ils sont tous pareils. Je ne saurais dire combien de fois j’ai entendu des phrases du type : « ça fait 15 ans que je vis au Gabon, les Gabonais je les connais ! ». S’il est vrai que les Gabonais partagent la culture gabonaise, il est vrai aussi que nombreux sont ceux qui se sont acculturés ailleurs : en France ou aux USA pendant leurs études, par exemple. Ainsi, sans avoir renié leurs racines, ils ont pu construire leur personnalité, leur savoir-être et leurs habitudes sur des bases différentes de leurs concitoyens du Gabon. Il est au mieux maladroit et souvent pénalisant de mépriser cette donnée. On ne rencontre pas une culture, on rencontre des individus chez qui plusieurs cultures s’expriment. Cela rend l’interculturalité encore plus complexe, mais il vaut mieux embrasser cette complexité que de céder à la tentation de ranger ses interlocuteurs dans des « petites boites culturelles ».
Surveiller ses jugements
Porter un jugement est un acte très ordinaire et récurrent : on juge au quotidien les évènements, les situations, les comportements, les actes et les personnes et c’est ainsi que chacun se détermine une place dans le monde au sein duquel il vit, en décidant de ce qu’il approuve et de ce qu’il rejette. C’est probablement, à la base, une pratique universelle et nécessaire pour survivre, puis pour rester maitre de sa propre destinée. Mais dans le cadre particulier de l’interculturalité, il est essentiel de rester maitre aussi de cette tendance.
La problématique qui surgit ici est que les jugements que nous portons sont profondément influencés par notre culture, à travers les normes qu’elle définit pour le groupe auquel nous appartenons. Nos approbations et nos rejets individuels sont marqués et inspirés par nos approbations et nos rejets collectifs. Et quand on commence à mesurer à quel point deux cultures peuvent être différentes, on devine facilement qu’un jugement porté sur un fait culturel basé sur les normes d’une autre culture a de très fortes chances d’être erroné. Dans le contexte d’un travail ou d’une mission à l’étranger, porter un jugement erroné sur ce que l’on observe est directement pénalisant.
Mais le problème ne s’arrête pas là, car la plupart de nos jugements, lorsqu’ils sont négatifs, sont des condamnations qui ont tendance à figer nos processus de pensée. Le simple fait de juger un interlocuteur est un obstacle qu’on se met soi-même en travers du chemin de l’interculturalité. Cette discipline, en effet, est celle de la découverte, de la curiosité, du désir de compréhension. Elle est aussi celle de la remise en cause de ses convictions et de l’acceptation que la vérité, la pertinence ou l’efficacité peuvent être atteintes autrement que par les moyens qu’on croyait, que l’on jugeait les plus sûrs.
Et dans le même temps, on ne peut pas tout accepter, tout approuver. Si, par exemple, on peut comprendre que dans de nombreux pays d’Afrique, la petite corruption permet de résoudre de nombreux petits tracas du quotidien, on ne peut pas nier le fait qu’elle génère une grande injustice et constitue un obstacle sévère au développement. Tout l’enjeu est donc de parvenir à un équilibre : juger les situations et les actes, sans juger les personnes. C’est-à-dire sans condamner les personnes que l’on continue à chercher à comprendre, et sans se condamner soi-même à ne jamais percevoir les réalités de ces situations et de ces actes qui, pour un temps, nous échappent.
L’interculturalité, enfin, est la discipline de l’indulgence. Elle repose sur l’idée qu’aucune culture n’est infaillible ou meilleure qu’une autre. Chacune, en effet, possède d’une part ses failles, et d’autre part ses forces qui peuvent être dévoyées par exagération ou par manipulation. C’est aussi pour cette raison qu’un jugement s’avère souvent nuisible à une démarche d’interculturalité.
Le biais de confirmation
Dans son article du 24/07/2019, le Général Delbos évoque la problématique du biais cognitif dont il faut prendre conscience pour pouvoir entrer dans une démarche d’interculturalité. Une fois cette démarche engagée, il y a un autre biais dont il faut se méfier car il peut altérer profondément les bons résultats obtenus par les premiers efforts consentis pour comprendre l’Autre et sa culture : le biais de confirmation. Il s’agit d’une tendance qui consiste à ne reconnaître dans ce qu’on observe que ce qui valide ce que l’on sait déjà ou ce que l’on croit savoir. Dans le cas de l’interculturalité, le danger est facile à identifier : j’ai observé telle pratique chez quelques interlocuteurs locaux, j’en déduis que tous se comportent ainsi et mon regard se rétrécit pour ne plus voir que les situations qui confirment cette déduction.
Avoir conscience de ce biais permet de garder à l’esprit que cette déduction peut être hâtive et que d’autres observations pourraient indiquer que la réalité culturelle de cette population est plus diverse ou plus complexe. La tentation peut être grande de simplifier la démarche d’interculturalité en se contentant d’observations rapides et non vérifiées.
Il est important de se rappeler à ce sujet qu’on ne peut considérer une tendance ou une pratique comme une caractéristique culturelle que si elle est significativement récurrente au sein de la population concernée, même si cette récurrence n’est jamais de 100%. Une première observation peut indiquer la possibilité d’une caractéristique culturelle mais requiert donc d’être répétée de nombreuses fois pour être confirmée comme telle.
D’autre part, le biais de confirmation augmente l’importance de surveiller et limiter les jugements que l’on porte sur ses interlocuteurs étrangers. En effet, lorsque je porte un jugement, je m’implique moi-même dans ce que j’affirme. Cette implication personnelle risque de me pousser à trouver des justifications à mon jugement et amplifier ainsi le biais de confirmation. Si on n’y est pas attentif, les jugements et le biais de confirmation peuvent entrainer un cercle vicieux qui altère profondément toute démarche d’interculturalité.
La coercition culturelle
Jusqu’à quel point une culture influence-t-elle un individu ? Voici une question à laquelle il est très difficile de répondre. Mais ce qui est intéressant ici n’est pas tant d’obtenir une mesure que de garder à l’esprit que ce genre d’influence est particulièrement puissante, surtout en ce qui concerne les cultures nationales ou ethniques qui sont partagées par un grand nombre de personnes et dont les symboles et valeurs sont abondamment relayés par les médias et les évènements ritualisés.
Pour exprimer la puissance avec laquelle une culture impose ses normes et ses façons de faire à ses membres, j’ai imaginé l’expression « coercition culturelle ». Une culture détermine ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ces comportements dont on ne sait souvent pas dire pourquoi ils sont devenus des devoirs ou des interdits, mais qui sont compris comme tels par tous les membres de la culture en question. Pourquoi un camerounais ou un malien accorde-t-il une certaine autorité sociale à une personne âgée ? Pourquoi ça ne se fait pas pour un homme de se promener en bermuda dans les rues de Ouagadougou ? Pourquoi le fait d’accomplir une tâche physique sans demander de l’aide peut être pris comme une offense à Yaoundé ? Pourquoi est-ce qu’au Gabon comme au Burkina Faso, on risque de passer pour une personne infréquentable en restant longtemps seul chez soi ?
On appelle ça des injonctions culturelles. La plupart des gens qui les vivent au quotidien ne savent pas expliquer pourquoi ils doivent y obéir. Quand on les interroge, leur réponse se limite souvent à : « c’est comme ça ». Mais dans le même temps ils ont bien conscience qu’ils ne peuvent pas négocier avec ces choses là, sous peine de quoi ils risqueraient de s’attirer une forte désapprobation de leur entourage ou de ceux qui seraient témoins de leur « désobéissance culturelle ». La coercition culturelle s’exprime à travers ces désaveux collectifs, et à travers la crainte de les subir. Et cette crainte est si forte qu’elle conduit les individus, de manière plus ou moins consciente, à configurer leurs comportements en conformité avec les injonctions de leur culture, d’où le terme de « coercition culturelle ».
Intégrer ce mécanisme permet de comprendre ce qui se joue autour des actes et des comportements qui nous paraissent bizarres :
- Un acte me paraît bizarre parce qu’il ne correspond pas aux normes de ma culture. Je m’attend à voir mon interlocuteur agir ou réagir différemment ou, au pire, à détecter chez lui un certain malaise du fait de son comportement « hors-norme ». Ici un double choc culturel survient : d’abord l’acte qui me paraît inapproprié, puis l’attitude de sans-gêne, de nonchalance qui l’accompagne. Evidemment, mon interlocuteur n’en a pas conscience puisque lui agit conformément à ses propres normes.
- La plupart des injonctions culturelles sont des non-dits. Elles sont transmises aux jeunes par l’éducation et sont considérées par les adultes comme des évidences. Cela génère deux difficultés : d’une part, leur caractère « évident » amplifie le choc culturel et la désapprobation envers celui qui ne respecte pas une norme. D’autre part, il est difficile pour un étranger de découvrir ces normes sans mettre les pieds dans le plat car il rencontrera difficilement des personnes sur place pour les lui expliquer à l’avance.
- Le caractère non-dit de la coercition culturelle induit une autre conséquence qui devrait susciter une certaine indulgence chez ceux qui l’ont comprise : celui qui agit de façon contraire à mes normes culturelles ne le fait généralement pas pour m’offenser puisqu’il n’a souvent même pas conscience de l’impair qu’il commet. Il agit par ignorance en suivant le chemin de ses propres habitudes qui, dans sa culture à lui, font sens.
- Lorsqu’on est en situation d’expatriation, on peut offenser son entourage sur des détails qui paraissent tout à fait insignifiants : porter un bermuda en ville quand la température atteint 42° (expérience personnelle), ça ne paraît, à priori, ni choquant, ni grave. A priori…
Ceci étant dit, là encore il ne faut pas enfermer les gens dans leur culture. Quelles que soit la force de la coercition culturelle qui s’impose à elle, une personne n’en dispose pas moins de son libre-arbitre qui lui permet de s’y opposer délibérément et d’en assumer les risques.